Comment multiplier les connexions entre les esthétiques scientifiques, artistiques et politiques ?
Ce type de collaborations artistiques, ainsi que les connexions entre l’université et les artistes, me semblent être des directions importantes à encourager. C’est dans cet esprit que j’ai créé, il y a dix ans, le programme SPEAP au sein de Sciences Po, avec Valérie Pihet et Frédérique Aït-Touati. De nombreuses formes ont été développées mais, dans l’ensemble, elles correspondent à ce que l’on pourrait appeler des « simulations ». Nous avons plongé des élèves de Sciences Po dans une situation d’exploration – et non d’imagination. Par exemple, en 2015, avant la COP21 sur le climat, nous avons cherché s’il était possible de représenter les pays participant à cette négociation par des lieux et des choses : par exemple l’Amazonie (en plus du Brésil), l’Arctique (en plus de la Russie), l’eau, le lobbying pétrolier, etc. Nous avons essayé de voir ce qui pourrait se passer si, dans une simulation, nous poussions à bout des arguments restés jusque-là théoriques. C’est cette multitude d’instruments qu’il faut inventer pour parvenir à créer des connexions entre l’université, la recherche fondamentale (en droit, en métaphysique) et ce genre de simulations. Simuler ces situations avec les élèves transforme complètement la fiabilité même des résultats théoriques ou scientifiques. C’est ce que j’appelle des « expositions de pensée », et la collaboration avec des artistes est évidemment extrêmement importante.
Je crois aussi beaucoup à la « conférence spectacle », un genre très répandu actuellement, qui permet la collaboration entre des scientifiques et d’innombrables artistes. Ce genre d’hybride me paraît tout aussi essentiel que l’est l’introduction des arts dans différentes disciplines universitaires. On peut notamment citer le programme SPEAP. Même si Sciences Po n’en fait pas une grande publicité, ce sont aujourd’hui des centaines d’artistes de tous horizons qui interviennent chaque année dans la formation obligatoire en première et deuxième année. Il me semble que cet exemple devrait être généralisé. Si nous voulons parvenir à développer l’esthétique politique, il est important de ne plus séparer les formations artistiques en école d’art des autres formations. Il est même impensable, dans la situation politique dans laquelle nous sommes, d’imaginer que des femmes et des hommes politiques, formés à l’ENA, n’aient pas doublé ou triplé leur capacité d’écoute grâce aux arts. La faiblesse de toute pensée politique, qui ne s’appuie pas sur l’art, est qu’elle ne sait tout simplement pas comment se rendre sensible. Elle ignore en quelque sorte la situation.
Si nous voulons parvenir à développer l’esthétique politique, il est important de ne plus séparer les formations artistiques en école d’art des autres formations.
C’est pour cette raison également que les « arts participatifs » revêtent la plus grande importance. C’est un terme évidemment discutable, mais nous avons essayé de le rendre beaucoup plus concret avec le projet Où atterrir ? que nous menons à la Mégisserie de Saint-Junien en Nouvelle-Aquitaine et à La Châtre en région Centre-Val de Loire. Il s’agissait de sortir de l’idée selon laquelle il faut distinguer la partie spectacle de la partie enquête, en faisant que la forme théâtrale soit aussi, pour les habitants, une enquête sur leurs conditions d’existence dans la nouvelle situation de transformation cosmologique. Dans cette série de travaux, nous souhaitions trouver le moyen de faire la liaison entre cette nouvelle cosmologie, très lointaine et très générale, avec des modes de description originaux que seuls les arts participatifs permettent – puisque les trois esthétiques (scientifique, politique et artistique) s’y trouvent en quelque sorte mêlées.
Pour conclure, je souhaiterais relier les trois aspects de cette réflexion dont j’ai essayé de tirer les fils. Le premier est que, face à cette nouvelle situation cosmologique, le problème politique essentiel aujourd’hui est de se rendre sensible à une matérialité qui n’est plus celle des périodes précédentes. Le deuxième est que les artistes sont très en avance sur le politique pour explorer de nouvelles sensibilités. Ils sont même très en avance sur l’ensemble de la vie intellectuelle. Le troisième est que, pour parvenir à lier les trois esthétiques (politique, scientifique, artistique), cela exige des modifications de procédure ainsi que des modifications institutionnelles. Quelles modifications faut-il apporter à nos institutions pour capter le caractère tout à fait révolutionnaire – mais aussi tragique – de la situation que nous vivons ? Sachant que ce n’est pas une révolution à l’ancienne, où l’on change de monde, mais où l’on revient dans un monde que nous avions un peu oublié. On se confine à l’intérieur de cette Terre.