L’artiste et le vivant
Pour un art écologique, inclusif et engagé - Par Valérie Belmokhtar
Crédit image : Magali Daniaux & Cédric Pigot, Devenir Graine. Action devant le Global Seed Vault de Svalbard, Longyearbyen, mai 2012 © Magali Daniaux & Cédric Pigot
Intitulée Devenir Graine, la plateforme interactive des artistes Magali Daniaux & Cédric Pigot propose une lecture atypique des enjeux énergétiques et de la gestion de produits alimentaires (food management), de avril à septembre 2014 sur l’espace virtuel du Jeu de Paume. Le duo d’artistes français propose de considérer la flore de par son immobilité active, sa plasticité et son adaptabilité, comme un modèle pertinent pour envisager de nouveaux schémas économiques et sociaux. Dans un monde globalisé où il n’est plus possible de fuir, les tactiques végétales apparaissent aux deux artistes comme des modèles ultra-contemporains dont ils se sont inspirés pour construire cette plateforme.
COAL : Pouvez-vous nous expliquer le développement de « Devenir Graine », de l’idée première aux réalisations actuelles ?
Magali Daniaux & Cédric Pigot : On peut dire que « Devenir Graine » vient clore un cycle de quatre ans de recherches et de travail dans l’arctique norvégien. L’arctique est une partie du monde qui connait et qui va connaître des bouleversements énormes, la fonte des glaces, l’ouverture de nouveaux couloirs de transport pour le shipment commercial, l’exploitation des ressources qui s’y trouvent, le développement urbain et industriel…
En 2010 nous avons installé une caméra qui pointe la ville de Kirkenes au nord de la Norvège, à la frontière Russe, au bord de la mer de Barents la plus grand réserve de pétrole et de gaz pas encore forée en Europe. Nous souhaitons documenter les bouleversements de cette petite ville qui pourrait, dans les années à venir devenir un point stratégique sur une route commerciale, au même titre que Singapore est un point stratégique sur la route commerciale vers l’Asie. C’est un travail au long cours. Nos travaux abordaient la question du réchauffement climatique, la gestion des ressources fossiles et la collaboration transfrontalière avec la Russie.
Kirkenes est à la marge, et les marges sont intéressantes pour deux raisons qui vont devenir cruciales dans les années qui viennent : la nourriture et l’énergie qui sont justement produites dans les marges, loin de nos centres urbains. Nous avons eu vent d’un coffre fort grainetier sur l’archipel de Svalbard creusé dans une montagne de grès. Une banque de graines donc, mais à la différence des autres, celle-ci garde un double de toutes les graines des cultures vivrières du monde, une sorte de back-up de la dernière chance. C’était pour nous une initiative qui en dit long sur la préservation de la bio-diversité et aussi sur la vision de l’avenir par certaines personnes, compagnies et fondations qui ont aidé au financement du Vault.
L’action « Devenir Graine » résume assez bien notre approche parce qu’elle est poétique et aussi un peu désespérée. Nous avons décidé d’en faire le titre de notre exposition au Jeu de Paume. Avec le recul nous nous apercevons qu’il ne s’agit pas du « Devenir Graine » du monde, mais finalement de notre devenir graine à Cédric et à moi (ndlr Magali Daniaux). Bien sûr, les thématiques que nous abordons sont importantes car elles questionnent notre modèle économique, sociétal, l’éthique… et notre travail est clairement engagé sur ces questions depuis toujours, mais je crois aussi que ça reflète surtout notre propre angoisse concernant le futur.
COAL : Comment envisagez-vous l’évolution du projet « Devenir Graine » dans le temps et l’espace ?
M.D & C.P : L’espace de « Devenir Graine » c’est la toile ou plutôt c’est l’espace que nous avons acheté sur la toile pour devenir graine. Le musée virtuel du Jeu de Paume n’est qu’une des entrées possibles dans l’œuvre et nous avons aussi pensé aux personnes qui tomberont sur nos pages à la suite d’une recherche. Ainsi, il y a plusieurs portes d’entrée dans « Devenir Graine » : www.devenirgraine.org. Il s’agit de l’entrée la plus poétique.
Cela commence par une arrivée filmée vers le Svalbard Global Seed Vault, nous sommes dans la tête du marcheur et ses pensées nous parviennent. Le film s’arrête devant la porte et nous sommes transférés vers la 3D. C’est notre version virtuelle du Vault, que nous avons construit en suivant scrupuleusement les plans de celui construit en Arctique. Dehors, sur le flan de l’édifice il y a un logo en forme d’œil, si nous cliquons dessus nous sommes transférés vers lo-moth.com, la partie plus documentaire du « Devenir Graine », où sont archivés tous nos enregistrements, nos interviews. Avant notre départ, nous avons acheté des noms de domaines dont svalbardglobalseedvault.com ou globalseedtrust.com. C’est vraiment inespéré que le premier ait été libre ! Depuis cette adresse le visiteur arrive directement sur notre Vault en 3D.
Afin de nous faire une idée du lieu et des enjeux, nous avons également mené une série de Skype interviews des personnes suivantes publiées sur le Global Seed Trust : Professeur Roland Von Bothmer (qui s’occupe de la logistique et de l’accueil des graines qui arrivent comme celles qui ont été rapatriées de Syrie récemment), Cary Fowler (l’ancien executive du Global Crop Diversity Trust, l’homme qui a eu l’idée et qui a trouvé les moyen de construire le coffre fort), William Engdahl (auteur du livre Seed of destruction, the hidden agenda of GMO) et Eirik Newth (astrophysicien, vulgarisateur – dans le bon sens du terme – de la science et conférencier norvégien).
Lorsque l’internaute arrive sur la page, les quatre vidéos s’affichent en transparence et créent un seul et unique personnage, monstrueux. Toutes les voix sont mêlées et seuls quelques mots échappent à ce sabir. Cela reflète bien notre impossibilité à nous faire une opinion claire à propos du Vault. Si l’internaute le souhaite, il peut aussi écouter et voir les interviews séparément.
« Devenir Graine » c’est justement une œuvre en devenir, c’est ce que permet l’Internet : ajouter des espaces et les relier entre eux. Nous ne nous sommes jamais dit que c’était fini, bien au contraire. Lors d’une conférence à la Gaîté Lyrique en mars dernier, quelqu’un nous a posé cette question : « Comment comptez-vous conserver cette œuvre ? » Il est vrai que la technologie évolue très rapidement et qu’il est très possible qu’un jour on ne puisse plus accéder au Vault. Cela deviendrait alors un travail de conservation et je ne suis pas sûre que cela nous intéresse.
COAL : Quelle est votre vision personnelle et artistique du Global Seed Vault, cette banque de graines unique située dans le cercle Arctique ? Son existence à l’heure où l’humanité tente péniblement de lutter contre le réchauffement climatique, est-elle pour vous plutôt sécurisante ou inquiétante ?
M.D & C.P : Si l’on parle de biodiversité, le Svalbard Global Seed Vault est juste un épiphénomène, cependant l’initiative est assez remarquable pour qu’on s’y attarde un peu. Notre vision de ce coffre fort est une porte fermée, car malgré tout nos efforts nous n’avons pas pu y rentrer. Le Svalbard Global Seed Vault est un tombeau dans lequel est stocké l’héritage semencier du monde, congelé. Ces graines pousseront-elles un jour ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est stocké ici c’est du matériel génétique et ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Ce qui nous pose question c’est que derrière cette initiative nous sentons que cette librairie a été construite pour que plus tard, les fabricants d’OGM nous revendent le futur et c’est cela qui pose problème. Une initiative comme celle-ci nous incite à penser que certaines personnes ont des idées bien sombres quant à l’avenir de la biodiversité pour notre planète. Donc oui, c’est inquiétant.
COAL : D’où vous est venue l’idée de développer cette plateforme interactive autorisant les visiteurs à explorer ce lieu inaccessible au public ?
M.D & C.P : Nous sommes restés à la porte du tombeau et en quelque sorte nous avons voulu y entrer quand même, mais ce n’est pas cela le plus important. Le plus important c’est que notre Vault est vide : il n’y a rien dedans parce que nous avons braqué les graines. Il faut le voir comme un hold-up, un coup à la Spaggiari. Nous avons signé notre forfait en déposant un poème tout au fond dans la dernière salle.
COAL : Le choix de l’interdisciplinarité, de l’interactif et de la fiction est-il pour vous le moyen le plus sensible et le plus juste pour traiter de problèmes actuels tels la globalisation, la gestion des ressources ou la marchandisation du vivant ?
M.D & C.P : Ce n’est pas comme cela que nous le voyons. L’interactivité, la transversalité et le mixage de pratiques c’est la manière dont nous imaginons notre travail depuis toujours. En revanche depuis que nous travaillons sur ces problématiques notre travail s’est radicalement dématérialisé.
Liens
L’exposition « Devenir Graine » sur l’Espace virtuel du Jeu de Paume, du 08 avril au 22 septembre 2014 ; URL des œuvres qui y sont présentées ; Écoutez la pièce sonore réalisée à la station de recherche internationale de Ny Alsund à Svalbard dans le cadre de l’atelier de création radiophonique pour France Culture (60 minutes) ; Le dossier Web de la Gaîté Lyrique sur le Vivant : Gouverner le vivant, 1/4.
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